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Les dents de l'amer.

Dernière mise à jour : 17 juin 2020


Le requin ou le délit de sale gueule.


Il est rapide, puissant, doté de dents nombreuses et acérées, il est donc, pour beaucoup, dangereux, à craindre, voire à éliminer. Une quarantaine d’espèces de requins, sur environ 400, sont connues pour s’être déjà attaquées aux humains et une douzaine seulement en ont tué. Les trois principales espèces responsables d’attaques mortelles sont les grands requins blancs (condamnés depuis Les dents de la mer de Steven Spielberg (1975) à être considérés comme des tueurs), les requins tigre et les requins bouledogue. Il faut savoir que dans la grande majorité des cas, le requin ne mord pas pour dévorer l’homme, qui ne figure pas parmi ses proies ordinaires, et dont il n’aime pas la chair. Les requins attaquent principalement pour défendre leur territoire. Toutefois, avant de mordre, ils avertissent l’intrus, en formant des cercles qui se resserrent. Enervés, ils finissent par attaquer. En France (à La Réunion plus précisément), ce sont les requins tigre et bouledogue qui sont en cause.

Les attaques de requins à la Réunion font, quand elles arrivent, les gros titres des médias. Elles suscitent, et c’est complètement logique, énormément d’émotions, de réactions violentes et contradictoires. Par exemple : en février 2014, une jeune fille de 20 ans est morte après avoir été gravement mordue à la jambe. Quelques mois plus tard, c’est un jeune surfeur de 13 ans qui décède suite à une attaque. Ces attaques ont eu lieu malgré l’arrêté préfectoral interdisant la baignade et toutes les activités nautiques en dehors du lagon et des zones surveillées. Cette décision « d’interdire la mer », selon une expression souvent utilisée par les Réunionnais, avait été prise par la préfecture en juillet 2013 après la mort d’une jeune fille à Saint-Paul, dans l’ouest de l’île. En 2013 toujours, suite à une attaque, le préfet avait décidé de la capture et de la mise à mort de 90 requins (45 requins bouledogue et 45 requins tigre) sous un prétexte scientifique. L’État envisageait alors aussi la mise en place de mesures de « régulation raisonnée » des populations de requins aux abords de l’île. Cette décision a provoqué un tollé. À chaque attaque, des captures sont réalisées aux abords des lieux du drame, toujours dénoncées par les associations de défense des requins.

Contrairement au loup, à l’ours ou au lynx, qui sont en France des espèces strictement protégées (j’espère que vous appréciez l’ironie du « strictement » si vous avez lu mes textes sur l’ours et le loup), les requins bouledogue et les requins tigres ne sont pas des espèces protégées. Ils bénéficient d’une protection indirecte :

- suite aux dangers liés à la présence potentielle de ciguatera (forme d’intoxication alimentaire par les chairs de poissons contaminées par une microalgue des récifs coralliens, pouvant entraîner de nombreuses perturbations sur les systèmes digestif, cardiovasculaires et nerveux, pouvant aller jusqu’à la mort), la commercialisation de requins tels que le requin bouledogue et le requin tigre a été interdite. Ceci n’empêche pas leur capture.

- la réserve marine de la Réunion, a pu de façon indirecte protéger les populations de requins (réserves de nourriture, interdiction de la pêche).

- enfin, la Réunion est soumise aux lois européennes. En 2013, la pratique du finning a été interdite à bord des bateaux européens et dans les eaux de l’Union Européenne. Le finning est consiste à capturer des requins pour leur couper les ailerons et la nageoire caudale puis à les rejeter à la mer. Mais cette pratique reste répandue (il suffit de décharger les ailerons dans un port non européen par exemple) et l’UE reste importatrice d’ailerons de requins.

Les requins tigres sont en outre inscrits sur la Liste Rouge de l’Union Internationale Pour la Conservation de la Nature (UICN), liste qui répertorie l’état de conservation à l’échelle mondiale des espèces végétales et animales. Ce système de classification, créé en 1963, est conçu afin mettre en lumière les espèces menacées d’extinction à l’échelle planétaire.

Les attaques de requin ont lourdement pénalisé le secteur touristique de la Réunion, déjà mis à mal par le chikungunya (maladie virale transmise par les moustiques ayant touché 40 % de la population de l’île entre 2005 et 2006) et la concurrence de l’île Maurice. Le tourisme est le principal moteur de l’économie de l’île. Pour certains, comme l’association OPR (Océan Prévention Réunion : association anti-requins), il est temps de remettre du requin dans les assiettes, malgré le risque de ciguatera. Pêcher les requins pour les manger permettrait de relancer le secteur de la pêche. Une opération menée par OPR, récompensant financièrement les pêcheurs de requins à La Réunion a d’ailleurs été dénoncée récemment par l’ONG Sea Shepherd (17 mai 2020).

La question du requin divise profondément l’opinion publique et la population réunionnaise. Pour faire simple, le requin est vu comme un coupable qu’il faut condamner pour certains, comme une arme anticolonialiste pour d’autres, il est également considéré comme une victime de nos sociétés pratiquant la surpêche. Au-delà des tragédies humaines et des conséquences financières provoquées par ces attaques, celles-ci ont contribué à créer un climat de tension sociale et raciale de par les points de vue divergents des acteurs concernés : surfeurs (en majorité métropolitains), écologistes, autorités et l’opinion publique réunionnaise. Chaque attaque renforce le débat - et l’incompréhension - entre la communauté de la mer, qui se sent privée d’un espace qu’elle partageait jusqu’à lors avec la faune marine, les scientifiques et écologistes, qui mènent des études longues pour comprendre le problème, et les politiques, qui par sécurité, préfèrent interdire toute activité nautique.

Suite aux attaques à répétition (une carte des attaques peut être consultée dans le très bel article d’Emmanuelle Surmont : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/risques-et-societes/corpus-documentaire/peur-sur-les-plages-requins-reunion), un conflit a ainsi éclaté entre les « zoreys » (les Français venus de métropole, soit des Blancs, souvent surfeurs) et les créoles (les « locaux »).

- Les premiers considèrent les requins comme triplement « coupables » – coupables de la mort de leurs proches, coupables de les empêcher de surfer et coupables de la crise économique qui affecte la Réunion avec la baisse du tourisme.

- Les seconds ne se sentent que peu concernés par cette affaire qui fait de l’ombre à leurs propres problèmes, et notamment les problèmes que rencontrent les agriculteurs réunionnais.

L’attaque (non mortelle) d’un surfeur en juillet 2014 a exacerbé les tensions. Sur les réseaux sociaux, les insultes ont été virulentes contre les surfeurs qui bravent les interdictions de baignade. Un exemple : « ce surfeur a commis le crime d’entrer dans l’océan. Et qui dit crime dit condamnation… Vous ne verrez jamais un Créole se faire attaquer par un requin parce que la mer passe au second plan pour nous, surtout après les interdictions de baignade »).

Le rapport des créoles à la mer est en effet très particulier, et lié à leur histoire. Au XVIIe, sur la route maritime de l’Inde, la Réunion n’est qu’un point de ravitaillement. Pendant l’esclavage, la mer est synonyme d’évasion et interdite du regard par les maîtres. C’est avec l’installation progressive de métropolitains sur les côtes que s’est réellement développée l’activité nautique à la Réunion. Résultat, aujourd’hui, quand on regarde la démographie de l’île, les villes balnéaires regroupent principalement des métropolitains, alors que les régions des Hauts et de l’Est sont souvent habitées par des créoles.

Les surfeurs sont des victimes directes et indirectes des attaques. Directes car ce sont eux qui se font attaquer, indirectes car à cause des attaques, la pratique des sports aquatiques est interdite ou très réglementée. Après les premières attaques, la communauté des surfeurs s’est rassemblée pour se faire entendre. Les ligues de surf locales et françaises sont entrées dans la partie. L’un des premiers rassemblements de surfeurs date de 2011, après le décès du surfeur professionnel Mathieu Schiller. Ce rassemblement tourne vite à l’affrontement entre les surfeurs et la députée maire Huguette Bello, qui rappelle que ses ancêtres lui interdisaient de se baigner dans les zones connues comme dangereuses et proclame « c’est mon pays, je connais mon pays ». Suite à cet évènement, OPR écrit que « la frange dure indépendantiste locale nous demande depuis de laisser tranquille les requins réunionnais, devenus un instrument inespéré pour châtier la communauté blanche balnéaire accusée de néocolonialisme ».

Cette incompréhension se voit aussi quand l’État débloque des fonds pour sécuriser les spots de surf et de baignade, alors que les créoles auraient préféré que cet argent soit dépensé en réponse aux problèmes économiques structurels de l’île. Le conflit réactive en fait des traumatismes hérités de la colonisation et met en lumière le décalage qui existe entre les conditions de vie des métropolitains et des créoles.

En 2015, au plus fort de la crise du requin, un très bon article est publié dans Libération à l’occasion de la venue sur l’île de Manuel Valls. L’article revient sur les causes de la crise : la Réunion est une île dont le littoral est très peuplé et très urbanisé. Les pluies charrient les déchets organiques vers l’océan, qui s’ajoutent aux déchets de poissons dans les ports. Rien d’étonnant à ce que les requins soient attirés par la possibilité d’une nourriture facile.La littoralisation et le souhait – légitime – de pratiquer des activités nautiques ont conduit à ces accidents. La réserve marine est accusée d’être le « garde-manger » des requins. Pourtant, si les récifs de La Réunion sont protégés, c’est parce qu’ils sont en mauvaise santé. Les petits poissons herbivores ne font plus leur travail de nettoyeurs de récifs, les poissons carnivores sont peu nombreux et minuscules et ne peuvent servir de proies aux requins de la taille des bouledogues et des tigres. La ferme aquacole du Nord Ouest de l’île est également accusée de les attirer (or, des vidéos montrent que les requins sont calmes sous les bassins d’élevage). Les bouées pour la pêche installées tout autour de l’île favorisent aussi la venue des requins (les bouées se végétalisent progressivement et attirent les poissons). Autre cause : la surpêche mondiale : moins de poissons au large, donc un rapprochement des requins vers les côtes.

L’article montre aussi, et c’est assez rare dans la presse, la réponse inadaptée de l’État : les expéditions punitives après les attaques ; et surtout, les drumlines … De nombreux scientifiques, usagers de la mer, associations ont attiré l’attention des autorités locales sur la dangerosité des drumlines. Ils ont indiqué dans un communiqué commun : « le plus scandaleux et grotesque de ces programmes est Cap Requin, avec l’invention par le comité régional des pêches des “drumlines effaroucheurs de requins”. Il s’agit de gros hameçons avec des appâts supposés faire peur aux requins, mais qui ont en fait renforcé le risque en attirant les requins du large vers les zones balnéaires ». Soixante années de campagnes océanographiques et de films d’envergure internationale ont prouvé une chose : pour faire venir des requins face à une caméra, il faut les appâter avec du sang, avec des poissons morts, avec de l’huile de thon, avec une mixture que les Australiens appellent « burley ». Sans cela, ils ne s’approchent pas. Comment, dans ces conditions, les drumlines pourraient-elles « effaroucher » les requins ? L’accident du 12 avril 2015 a eu lieu alors que des drumlines avaient été posées pendant dix jours. L’accident du 14 février 2015 à Etang-Salé s’est produit à côté d’un endroit où des drumlines avaient été installées pendant des mois et où deux tonnes de poissons auraient été péchées. La nourriture est pour les requins un facteur d’attrait, pas un repoussoir. Or, la dernière idée de la lutte anti-requins est de poser sur le fond de mer une vingtaine de palangres avec 50 hameçons, soit 50 appâts. Il faut en outre savoir que les requins ne sont pas les seuls à se prendre dans les drumlines … d’autres espèces (comme les baleines par exemple) sont affectées.

On semble loin d’une sortie de crise. Pour la période 2011 - 2015, 4,5 millions d’euros ont été dépensés. 20 millions d’euros ont été alloués pour la période 2015-2020 (État, collectivités locales, fonds européens), dont 20 % pour la pêche. De quoi attirer encore un peu plus les convoitises. Patrice Bureau, président de l’association Longitude 181, avoue : « Un petit noyau de personnes a intérêt à dire que les requins pullulent et à partir les chasser. C’est plus facile que d’essayer de régler les vraies causes de l’attractivité des squales pour la zone côtière : urbanisation, gestion des déchets, saletés des ravines… ».

Sans reconnaissance des causes des accidents, il est évident que d’autres accidents vont avoir lieu.

Ce qui peut être effectué, c’est une réduction du risque, notamment par la construction d’espaces protégés, la mise en place de filets, l’éducation des jeunes. Les surfeurs ont par exemple sécurisé certains spots et leurs habitudes : surfer avec des lunettes permettant de vérifier si un requin est présent sous l’eau, deux personnes en apnée pour vérifier également (sachant que la phase d’attaque d’un requin est estimée à 30 minutes). Pour information : le requin n’attaque pas le surfeur en lui-même : il perçoit des vibrations qu’il associe à une proie. Certains scientifiques pensent aussi que le surfeur quand, il est allongé sur sa planche pour retourner vers la vague ressemble, vu d’en dessous à une tortue. Différents modes de protection des baigneurs sont utilisés ou à l’étude, tels que des filets protecteurs, des barrières électriques, des répulsifs naturels (par exemple des toxines fabriquées par les holothuries, des concombres de mer), ou des cottes de mailles ou gilets de Kevlar, inspirés de leurs homonymes pare-balles. Quand les populations savent se comporter en présence des prédateurs, sont éduquées, il n’y a pas de problème. C’est le cas par exemple en Polynésie, où les enfants grandissent au contact de nombreuses espèces de requins présentes dans les lagons.

Si les associations de défense de l’environnement s’associent aux deuils des familles dans chaque communiqué publié, elles pointent du doigt le fait qu’il faut réfléchir au lieu de réagir en punition au drame.

La mère de Talon Bishop, jeune fille décédée en 2015, a signé une lettre ouverte pour dénoncer la récupération qui était faite de la mort de sa fille. Elle explique dans cette lettre bouleversante ne pas en vouloir aux requins, victimes de ce que les hommes ont fait aux océans. Long extrait : « Il faut d’abord s'interroger sur les pratiques de pêche. La pêche intensive effectuée au large par de nombreuses entreprises, françaises et autres, hors de notre vue pour que l’on ne se pose pas de questions, déséquilibre la chaîne alimentaire. Donc la nourriture des requins, baleines, dauphins, qui deviennent à leur tour des victimes collatérales de cette pêche dévastatrice pour l’écosystème océanique. Les pêcheurs locaux qui posent des drumlines près des zones de baignade, augmentent la possibilité que les requins se rapprochent de ces sources de nourriture devenues régulières. Par ailleurs de nombreuses personnes, organisations et entreprises déversent leurs ordures quotidiennement dans la nature, les eaux usées rejetées dans la mer, notamment en période de cyclone, et plus globalement tous ceux qui considèrent l’océan comme un garde-manger et une poubelle. De manière générale, les politiques et pratiques mises en place avec la récurrence des attaques de requins le sont sans concertation avec des experts rompus à ces problématiques dans d'autres endroits du globe. Je suis favorable à la préservation de la Réserve marine. Mais le manque de capacité à proposer des solutions concrètes, depuis la sensibilisation au risque dès l’école (on le fait bien pour la route) jusqu'à la mise en place de vrais moyens humains, est révélatrice d’un échec à protéger durablement nos plages. Il faut protéger la population et les touristes, les protéger parfois d’eux-mêmes. La banalisation du problème fait croire aux gens, surtout aux jeunes, que rien ne peut leur arriver. J’aurais préféré que ma fille prenne une amende de 500 euros car elle est allée dans l’eau dans une zone de baignade interdite. Il est vrai que nous ne pouvons pas protéger toutes les côtes de La Réunion, mais on peut créer des zones sécurisées pour les baigneurs et mettre en place une vraie surveillance des plages, ce qui pourrait en outre créer de l’emploi. Quant au surf à La Réunion, il semblerait que l’activité soit devenue trop dangereuse pour être pratiquée en ce moment. On ne dompte pas un océan entier comme ça ! Après réflexion, je suis contre la pêche intensive de toutes les espèces, requins inclus. Je suis contre le fait que ce problème devienne politique et racial, que les organisations se battent entre elles plutôt que de trouver des solutions ensemble. Je suis opposée à ce que des dizaines de millions d’euros soient consacrés inefficacement à cette crise, alors que La Réunion a d’autres problèmes aussi importants à gérer : violences intra-familiales, drogue, chômage, alcoolisme, suicide ou désespoir, fléaux auxquels beaucoup de Réunionnais doivent faire face quotidiennement. Les jeunes en détresse, sans avenir ni perspectives, me touchent beaucoup plus que le fait que l’on ne puisse plus surfer à La Réunion ».

Cette lettre, extrêmement émouvante et d’une intelligence fulgurante de la situation, ayant été très mal reçue, en particulier par les anti-requins, la mère de Talon Bishop a pensé quitter la Réunion. Elle a également porté plainte contre l’Etat, estimant que les interdictions de baignade ne se voyaient pas assez, mais sa plainte a été classée sans suite en 2016.

En France, le « problème » du requin va cependant plus loin que la seule île de La Réunion. La capture accidentelle de requin permet de mettre en vente la chair, même si l’espèce est protégée (requin renard par exemple) : Intermarché est souvent montré du doigt par Sea Shepherd (mais ce n’est pas la seule chaîne ou poissonnerie à le faire). Or, avec les bateaux de pêche actuels, la sélection des espèces pêchées est impossible, et la capture d’espèces protégées, inévitable.

Une pêche durable est-elle possible ? Vous aurez des éléments de réponse dans un autre texte … en attendant j’espère que vous aurez une meilleure image de ce magnifique animal qu’est le requin, que nous sommes en train d’exterminer, avec des conséquences dramatiques sur tout l’écosystème marin. Les requins tuent chaque année une dizaine de personnes dans le monde, mais nous tuons 3 requins chaque seconde en moyenne, soit selon les estimations, de 38 à 100 millions de requins chaque année.

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