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Discriminer tue, réfléchir sauve

https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/15/the-talk-comment-les-afro-americains-parlent-a-leurs-enfants-du-danger-d-etre-noir_6042835_3210.html

https://www.lesinrocks.com/2020/06/11/actualite/societe/macron-juge-le-monde-universitaire-coupable-davoir-casse-la-republique-en-deux/

https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/06/10/il-ne-faut-pas-perdre-la-jeunesse-l-elysee-craint-un-vent-de-revolte_6042430_823448.html


Le sujet est immensément vaste et j’ai beaucoup hésité avant de m’y atteler. Il me reste énormément à lire et à réfléchir. Ce qui va suivre n’est donc empreint que de très peu de certitudes mais la lecture des trois articles cités en lien m’a convaincue de vous livrer ce qui ne relève pour l’instant que d’intuitions, afin de confronter mes idées au débat.


Mon intuition première est que toutes les discriminations procèdent d’un mécanisme similaire et qu’elles peuvent toutes aboutir au pire des résultats. Il me semble que les discriminations trouvent leur origine dans des théories selon lesquelles les êtres humains ne sont pas égaux entre eux et qu’elles perdurent après que ces théories ont été démontrées fausses. Les théories racistes et sexistes sont aujourd’hui perçues comme infondées. Nos lois prohibent les propos ou attitudes discriminatoires. Pourtant, nous pouvons toutes et tous constater que notre société, bien souvent, au mieux les ignore, au pire les tolère. Ancrée dans le corps social, une discrimination conduit une personne à en regarder une autre comme n’étant pas son égale, tout en se sentant légitime dans cette attitude. Dès lors que l’autre n’est pas tout à fait un autre que soi, mais un moins que soi, l’empathie devient impossible. Il n’est alors pas nécessaire de prendre garde à ses émotions ou à sa douleur. Il est permis de ne pas respecter cet autre qui n’en est pas un (ou une). De ne pas respecter son intégrité morale : l’humiliation devient possible. De ne pas respecter son intégrité physique : la violence devient autorisée. Dans un tel schéma, la violence aura été infligée à l’autre en raison de son identité. Et cette violence peut aller jusqu’à lui ôter la vie. Volontairement, par haine et par déshumanisation de l’autre, mais aussi involontairement, et c’est là le plus insidieux, à la suite d’une moindre protection de la personne, en raison de ou malgré son identité et parfois sans même en avoir conscience.


Dans ce dernier type de cas, l’enchaînement des causes et des circonstances est complexe. L’analyser avec lucidité suppose d’abord d’admettre qu’une discrimination puisse y prendre place. Cela est difficile, long, mais cela est possible. Les actions récentes de mise au jour et d’amélioration de la prévention des féminicides en est la preuve. Le même travail doit être mené sur les discriminations relatives aux origines. Il consiste à commencer par cesser de considérer le racisme comme résiduel et marginal. Certes il n’est plus institutionnel, il est clairement condamné par les lois de la République, mais cela ne signifie pas qu’il a disparu des représentations et des relations sociales. Il y est, comme le sexisme, profondément ancré. Pour l’en déloger il faut commencer par le regarder en face.


Les deux premiers articles que je cite confirment cette intuition d’une mécanique discriminatoire, qui m’incite à établir un parallèle entre sexisme et racisme. Dans le premier, il est fait le récit de la façon dont les parents afro-américains apprennent à leurs enfants à ne pas se rebeller contre les manifestations de racisme, à accepter sans broncher les brimades pour éviter que la situation ne dégénère. Cela, les femmes l’apprennent toutes seules. Je n’ai pas le souvenir d’une conversation de cet ordre avec ma mère ou une aînée. Pourtant, il est implicitement enseigné aux femmes, dès l’adolescence, que certains comportements doivent être évités sous peine de se mettre en danger, que la liberté n’est pas aussi grande qu’il y paraît. Répondre à une remarque dans la rue ? Peut-être mais pas dans n’importe quel contexte. Bien souvent il sera préférable de passer son chemin en prenant bien garde d’éviter tout contact visuel et il faudra ravaler sa fierté en pressant le pas lorsqu’un « salope » succédera au « Hey mademoiselle ». Dans d’autres contextes il faudra sourire aux « les femmes ci/ les femmes ça » ou à des remarques « flatteuses » plus personnelles. Dans un contexte professionnel face à plus puissant que soi, dans un contexte familial ou amical pour éviter les polémiques. Certes, il n’est pas ici question d’éviter d’être tué par un honnête citoyen armé, ou même par un représentant des forces de l’ordre. Mais l’apprentissage de l’humiliation est le même. La première chose à faire pour éradiquer les discriminations est d’entendre ces témoignages et ces expériences, de reconnaître ces situations comme injustes et intolérables. Celles et ceux qui les dénoncent ne se victimisent pas. Ils et elles désapprennent à considérer l’humiliation comme indissociable de leurs relations sociales. Aussi je rejoins l’humoriste Fary (deuxième lien) lorsqu’il espère un #metoo des discriminations raciales. Mais une fois la réalité admise, il faut encore y réfléchir.


J’en arrive alors aux deux derniers articles. L’un relève des propos tenus en privé par le Président Macron et relatés dans l’autre, propos par lesquels il aurait fustigé les universitaires, les estimant coupables d’avoir encouragé « l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon ». La notion d’intersectionnalité notamment ne trouverait pas grâce aux yeux de notre Président. Ce concept, dégagé par une chercheuse en droit américaine, Kimberle Crenshaw, vise à rendre compte du fait que les discriminations peuvent se cumuler entre elles en partant du constat que la discrimination au travail dont avaient été victimes des femmes noires n’avait pas pu être condamnée à défaut de qualification juridique adéquate (pardon pour le raccourci). Il a été approprié par les activistes, en particulier par le mouvement du black feminism et est souvent décrié en ce qu’il atomiserait, en quelque sorte, les luttes sociales en divisant les groupes plutôt qu’en les réunissant. Il y aurait alors un féminisme blanc et un féminisme noir, un féminisme hétérosexuel et un féminisme homosexuel, une lutte des blancs contre les inégalités sociales qui se distinguerait de celle des groupes racisés, ou homosexuels, ou transgenres… Je me demande pour ma part si le refus de la notion ne procéderait pas d’une volonté de conserver les troupes en ordre de bataille, évitant par exemple qu’une femme prolétaire se laisse distraire de sa lutte contre le capital par celle qu’elle voudrait mener contre le patriarcat. Peut-être la notion d’intersectionnalité permettrait-elle de mener les deux de front ? Quoiqu’il en soit, il s’agit d’un concept intellectuel et à ce titre il doit être questionné, débattu, passé au crible du raisonnement scientifique pour déterminer s’il est pertinent ou non. Ne m’étant pas livrée à cet exercice, je ne peux porter de jugement dessus. Il est toutefois certain que les femmes noires subissent à la fois sexisme et racisme, ce mélange appétissant aboutissant à un résultat qui n’est ni l’un ni l’autre. Et assurément, les universitaires ne peuvent se voir reprocher de travailler ce concept. C’est précisément leur métier…


Ces propos du Président dont on peut déduire qu’il condamne le fait même de travailler sur cette notion (je précise qu’il n’est pas le seul) m’incitent à poursuivre le parallèle, en ce qu’ils me rappellent très clairement l’accueil qui a été réservé en France aux gender studies américaines définissant le genre comme une construction sociale distincte de tout déterminisme biologique. Initialement la discussion n’a pas porté sur les résultats des études de genre mais sur la validité de la notion elle-même, que certains ont voulu discréditer, comme s’il fallait empêcher la réflexion d’être menée. Une société saine doit pouvoir supporter d’être « coupée en deux » par un débat. Faire émerger un débat ne peut pas être une attitude coupable, au contraire de celle qui consiste à le refuser. De tels propos chez le chef d’un État démocratique sont effrayants. Ils pourraient faire croire que ce chef d’État perçoit la liberté de la recherche comme un danger pour la société, alors qu’elle est indispensable à la démocratie. La façon dont le financement de la recherche est envisagé pour les prochaines années est un autre signal inquiétant, mais c’est un sujet différent. En tout état de cause, être « intraitable face au racisme, à l’antisémitisme et aux discriminations », comme cela nous a été promis hier soir, passe nécessairement par admettre la réflexion sur ces phénomènes.

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